FiXions
CINQ PHOTOROMANS SUR LE WEB


Texte de Sylvie Parent, commmissaire

Le projet Liquidation, vaste photo-roman Web réalisé en 1998 par Michel Lefebvre et Eva Quintas, a fait naître le désir, chez ces deux artistes, de poursuivre leur expérience de création pour le réseau en s'alliant à d'autres coéquipiers, de manière à engager leur univers respectif dans de nouvelles aventures conjointes. Qui plus est, ce désir de collaboration et d'expérimentation s'est ouvert, de telle sorte que l'occasion a été fournie à d'autres créateurs, issus des domaines de la littérature, de la photographie et du multimédia, d'élaborer des oeuvres dans le champ de la fiction photographique sur le Web. Les cinq photos-romans ainsi produits par l'Agence Topo, en collaboration avec la Société des Arts Technologiques, qui a apporté son expertise technique, résultent de ce contexte et sont la preuve d'un enthousiasme évident, d'une ouverture remarquable ainsi que d'une volonté d'exploration d'un genre sur le Web.

Carnages, l'oeuvre conçue par Mitsiko Miller et Eva Quintas, comporte plusieurs niveaux de textes, dont Alice, celui que l'on pourrait relier plus directement au photo-roman. Sortis tout droit de la pantomime, Alice et ses acolytes prennent part à une trame narrative fortement inspirée des contes pour enfants, auxquels il est fait référence explicitement, déjà dans le titre. Ce récit emprunte une voie parodique afin de nous entraîner sans équivoque dans le monde du symbolique. L'adoption d'une telle facture pourrait surprendre a priori, mais elle témoigne d'un humour certain, qui se révélera toujours plus sombre et complexe, au fur et à mesure. En effet, cette histoire, somme toute linéaire dans sa structure, se superpose à un espace souterrain dans lequel le visiteur s'engage lorsqu'il emprunte les couloirs ouverts dans le récit. La suite de tableaux, en réalité percée de toutes parts grâce aux hyperliens, mène à un puits sans fond, voyage dans l'univers obscur de l'anthropophagie établissant un pont fascinant entre les histoires de la petite enfance et l'Histoire de l'humanité. L'intérêt des deux artistes pour la diversité culturelle se manifeste ici par cette incursion du côté du cannibalisme qui les entraîne à pousser leur enquête toujours plus loin, comme le permet le Web, d'un univers à un autre et d'un registre à l'autre sans distinction aucune. De la fiction, le visiteur passe donc soudainement à l'aspect documentaire, qui s'avérera être un abîme où le désir de l'autre devient consommation, ingestion, digestion et annihilation, qu'il s'agisse du champ de l'érotisme ou de celui de l'appropriation culturelle ou territoriale. De plus, Carnages n'est pas sans faire allusion, par extension, à la nature vorace et parfois malicieuse du Web ainsi qu'au potentiel d'appropriation immense que signifie la technologie numérique.

Pour sa part, Méprise, de Lucie Duval, Joseph Lefèvre et Stanley Péan, revisite l'histoire sentimentale typique du photo-roman en bouleversant sa formule sclérosée. Ici les personnages idéalisés et l'accomplissement prévisible d'une union parfaite des amants sont remplacés par une proposition contrastante, avec beaucoup d'humour. Dans cet univers tragicomique, il n'est pas moins question du désir de l'autre que d'un regard sur soi au sein d'une quête mêlée d'embûches. Leur expression prend appui sur la structure du récit motivée par les possibilités nouvelles offertes par le Web. En effet, les nombreuses voies proposées, les retours, les répétitions reportent sans cesse la conclusion de ce trajet devenu imprévisible et aléatoire, nourrissant ainsi l'expectative si caractéristique de l'état amoureux. Jouant aussi sur les mots, comme sur la narration graphique, l'oeuvre fait grandir la confusion chez les personnages, de même que chez les visiteurs, confusion qui se révèle totale à la fin du récit, et offre un commentaire détonant par rapport à la trame sentimentale traditionnelle. De plus, Méprise prend appui sur certains phénomènes très présents sur le Web, dans cet univers où l'individu échappe à lui-même comme aux autres, se redéfinit et tente de se tailler une place : le regard sur soi, la recherche de l'autre, et la mouvance de l'identité sur le réseau.

Sur un tout autre ton, l'oeuvre Quittez, je vous prie de D. Kimm et Élène Tremblay propose, grâce au thème du départ, un voyage se produisant dans le récit, et auquel correspond, pas à pas, page par page, l'activité même de navigation sur le Web qu'entreprend le visiteur. L'oeuvre mise aussi sur le caractère intime du médium en faisant coïncider le rapport personnel découlant de l'expérience du Web avec les ingrédients du récit. En effet, la dimension réduite des images au sein de l'écran, le choix des divers objets-contenants qui y figurent et agissent comme autant de métaphores du monde intérieur et privé (valises, commode, lettres, journal personnel, boîtes, écrin, vêtements), construisent un univers intime avec lequel il est permis de s'identifier, individuellement. Une femme part, donc, et les témoins que nous devenons assistent au compte à rebours, tableau par tableau, au vide laissé par l'absence au fur et à mesure du récit. Les différentes formes que revêt ce dessaisissement riment avec la disparition de chaque page de l'écran, et le vide finalement atteint correspond à l'achèvement du projet. La dépossession du personnage trouve écho dans le renoncement à ce même monde des objets consenti par le visiteur engagé dans une expérience de nature virtuelle. À cet égard, l'oeuvre s'intéresse à l'expérience de dématérialisation à laquelle donne lieu le Web, et ce, avec beaucoup de sensibilité.

Quant à Zocalo, le projet de Daniel Lavoie et André Lemelin, il invite lui aussi au voyage, utilisant cette même correspondance avec la nature du Web mais la traitant de manière complètement différente. L'oeuvre crée une analogie entre la découverte d'un lieu et celle d'un individu, et l'idée de voyage permet ici de partir à la rencontre de l'autre et d'approfondir le rapport établi avec celui-ci. L'oeuvre mise sur divers procédés générateurs de mouvement afin de servir l'idée de cette poursuite, rendue de manière quasi cinématographique. Ainsi, les séquences d'images fusionnant avec le texte rapprochent progressivement le visiteur du personnage convoité, et font surgir en lui le désir d'une proximité plus grande. La deuxième partie de l'oeuvre s'organise comme un album de photographies à découvrir de manière aléatoire, chacune de ces images légendées ajoutant un aspect nouveau au portrait dessiné et manifestant une part du personnage. L'accumulation de ces images, chaque fois remises dans leur contexte et accompagnées de réflexions toutes personnelles qui contribuent à les animer, finit par constituer un tableau vivant toujours plus complexe du personnage. L'oeuvre suggère, par des moyens habiles, que la découverte et la connaissance de l'autre dépendent du temps investi avec celui-ci. De plus, la rencontre, au coeur de cette oeuvre, est aussi celle de l'image et du texte, qui dialoguent, se dirigent un vers l'autre, s'accordent une vie additionnelle, s'entremêlent, bref, entretiennent une relation particulièrement symbiotique.

L'exploration de la fiction photographique sur le Web menée par Michel Lefebvre et Chuck Samuels dans Une mauvaise journée s'avère tout autre, bien qu'elle prenne en compte astucieusement, elle aussi, la nature de son support. Les gros plans photographiques utilisés pour narrer les mésaventures survenues, construisent un rapport duel avec le visiteur. D'une part, ce traitement de l'image signifie un rapprochement, une implication toute personnelle; d'autre part, en tant que fragment d'une situation, le gros plan contribue à occulter le contexte, comme si un dévoilement à venir était par là sous-entendu. Les photographies orchestrent ainsi un aller-retour entre la recherche d'intimité et la mise à distance, attribuant au spectateur une position complexe. Les courts énoncés qui les accompagnent, dégagent les photographies de leur caractère narratif trop immédiat, leur offrent une ouverture sémantique pour mieux les emporter dans un espace flou qui prendra tout son sens par la suite. À la fois denses et imagées, ces expressions verbales demandent elles aussi à être prises en compte, résolues. Cette zone imprécise permettra à l'empathie, comme à l'amusement, de s'installer à distance face aux mésaventures relatées en début de parcours. De façon inattendue, la série d'ennuis rencontrés par le narrateur et exposés au visiteur, se révélera progressivement sienne, lorsque s'accumuleront les problèmes de navigation éprouvés. Se trouvant devant une impasse, le visiteur ne pourra qu'avoir recours à un acte de retrait radical afin de s'extirper de l'oeuvre. Comme le signale l'horloge, figure emblématique de l'oeuvre omniprésente dans les tableaux, le parcours de chacun sera une affaire de temps. Une mauvaise journée jette ainsi un regard critique sur la frustration qu'engendre la technologie et sur l'emprise multiforme, et parfois insidieuse, qu'elle détient sur l'utilisateur.

Dans chacun des projets réalisés pour Fixions, les artistes invités ont su relever le défi de la collaboration en produisant des oeuvres faites d'accords et d'écarts entre les textes et les images, transcendant les domaines exclusifs de la littérature et de la photographie. De plus, leurs travaux réunis ici savent prendre en compte le médium, les possibilités spécifiques de cet outil de création qu'est le Web, tout en posant un regard critique sur ce nouveau moyen de communication et ses effets. La perspicacité des oeuvres, leur engagement véritable dans le nouvel espace du Web méritent ici d'être soulignés, d'autant qu'il s'agissait, pour plusieurs des artistes impliqués, d'une première oeuvre conçue pour ce médium. Les cinq fictions photographiques réalisées pour le Web dans le cadre de Fixions montrent une grande diversité qui permet d'envisager de multiples avenues, un réel épanouissement de ce genre et qui invite à saluer ce type d'initiative.

Sylvie Parent