LA VITRINE ÉLECTRONIQUE DE L'AGENCE TOPO,
SITE DE RÉFÉRENCE DE LA FICTION MULTIMÉDIA

Les bibliothèques et les salles de cours ne peuvent que tirer bénéfice de la mémoire dense et de la portabilité du cédérom
Timothy Murray, The Art of CD-Rom, 1999


La Vitrine électronique de l'Agence TOPO est un lieu de diffusion et de promotion des cédéroms/dévédéroms d'art et d'essai de production indépendante. La vitrine favorise, mais de façon non exclusive, les œuvres mettant en valeur le texte et l'image : fictions, fictions poétiques et autres fantaisies interactives.

La collection de l’Agence Topo s’intéresse particulièrement aux œuvres produites au Québec et au Canada mais aussi ailleurs, et qui font montre d’une recherche dans le renouveau des structures narratives, de la création visuelle ou de la scénarisation multimédia. On peut y explorer des titres exemplaires de la création multimédia et en analyser la scénarisation, l’esthétique et l’interactivité sans compter tous les médias qui la composent : photographie, vidéo, dessins, images de synthèse, animations 3D, déplacements à 360 degrés, typographie animée, cartographie, création sonore et musicale, narration et création littéraire sous toutes ses formes. Des œuvres les plus anciennes, datant de 1995, aux plus récentes, produites en 2003, on y retrace les jalons de la récente et passionnante histoire de l’œuvre numérique interactive, de l’évolution des technologies utilisées et d’un langage en devenir.

DES ŒUVRES CHOISIES

Les titres de la Vitrine, provenant du Canada, des États-Unis, d'Australie, de France et de Belgique, ont été regroupés et classés selon cinq catégories. Celles de fiction, fiction poétique et poésie interactive s'intéressent plutôt au développement du texte poétique ou du récit fictionnel dans une création multimédia, alors que la catégorie art interactif
est généralement l’œuvre d’artistes en arts visuels qui explorent le médium en articulant un parcours thématique. La section référence contient quant à elle des titres liés à l’histoire de l'art numérique.

On peut observer dans la sélection actuelle de la Vitrine quelques tendances et recoupements. Plusieurs œuvres, par exemple, revisitent avec ingéniosité divers genres littéraires. Du côté de la poésie, Haijin (zero_degré, Canada, 2000) propose un accès aux haïkus japonais à travers une interface inspirée d’un de leur grand thème, le fruit tombant de l’arbre. La poésie prend forme d'un journal intime et s’allie à la vidéo dans Mordre/Parenthèse (Yannick B. Gélinas, Canada, 2000). Elle devient création orale et sonore dans Shock in the ear (Norie Neumark, Australie, 1998) et se déploie sous forme de chants sacrés et incantatoires dans La cathédrale aveugle (Ollivier Dyens, Canada, 2001).

Liquidation (Michel Lefebvre et Eva Quintas, Canada, 2001) joue des entremêlements narratifs possibles du polar et du photo-roman en donnant accès aux fragments du récit de manière aléatoire. On sent dans Pause (François Coulon, France, 2002) l’influence de la bande dessinée et celui du conte mythologique dans Voyage avec l’ange (Tamara Laï, Belgique, 1999) et Scrutiny in the Great Round (Jim Gasperini, États-Unis, 1995). Le récit devenant fiction en territoire exotique nous transporte à travers une Mongolie imaginaire dans La Suite Mongole (D. Kimm, Canada, 2001), tandis que Mauve désert (Adriene Jenick, Canada/États-Unis, 1997) et Quatre saisons picaresques (Camille Lavoie, Canada, 2002) s’élaborent sur le mode du journal de voyage et du roadmovie. Les fictions interactives du Labyrinth Project, Bleeding Through et Tracing the Decay of Fiction (Rosemary Comella et cie, 2003, 2002) nous transportent quant à eux dans la ville de Los Angeles reconstituée.

C’est finalement aux grandes œuvres littéraires européennes du XIXe siècle que s’intéresse Tom Drahos en construisant à travers sept cédéroms des univers pluriels faits de références multiples (Illuminations, Albertine off-line, Journal de l'année de la peste, Opium, Chateaubriand.com, Les fleurs du mal, Kafka, France, 1999-2003).

La question de l’apport de la machine et des technologies est soulevée dans quelques œuvres comme Phares Gamma (Jacques Donguy, France, 2002) où le déroulement n’est plus contrôlé par l’auteur ou l’utilisateur mais par un algorithme qui détermine ce qui surviendra à l’écran à partir d’une banque de données. La littérature combinatoire de l’Oulipo, le travail de Queneau et Perec trouvent ici leur pendant technologique dans cette œuvre autogénérative. Le spectre du clonage se retrouve dans Uncompressed (Substanz, États-Unis, 2000) et plusieurs des craintes associées aux effets anticipés des nouvelles technologies se manifestent dans les propositions d'artistes compilées sur Technophobia (Dooley Le Capellaine, États-Unis, 1995). Une réflexion sur la métaphore des outils et de l'outillage se développe dans Exposition sauvage (Xavier Cahen, France, 1999). Dialogues de sourds (Frédéric Manceau et Alexandre Cribelier, France, 1998) interpelle l’incompréhension pouvant survenir dans l’usage des diverses technologies de la communication, tandis que Phony (Susan Schuppli, Canada, 2002) explore plus particulièrement l'histoire du téléphone.

Quelques œuvres investiguent la fonction d’archive du cédérom pour construire des voyages interactifs à travers la mémoire. La visite panoramique d’espaces à 360 degrés sert de clef d’entrée dans Beyond (Zoe Beloff, É.U., 1997), une création se donnant pour projet d’explorer la naissance des technologies de l’image au tournant du siècle dernier à travers des images fantomatiques inscrites dans les murs d’un asile abandonné. Cette œuvre, qui selon Steven Tomasula était "trop théorique pour être un film et trop visuelle pour être un essai", devient sur cédérom une oeuvre de mémoire et de réflexion autour d’une période historique singulièrement fascinante (1850-1940). Of Shifting shadows (Gita Hashemi, Canada, 2000) combine la fiction au document pour présenter la mémoire et l’histoire de trois femmes ayant vécu la Révolution iranienne de 1979.

Plusieurs titres font un usage créatif des techniques du collage et de l’appropriation. A is for Apple (David Clark, Canada, 2002) explore ainsi la cryptographie de la pomme à travers un réseau de signes venant tant de la culture populaire que de la psychanalyse. Le thème de la nourriture et des moments de socialisation autour des repas est le point de départ des œuvres As American as Apple Pie et Cocktails & Appetizers (Michelle Citron, 1999, 2001). Illuminations : A Book of Letters (Barbara Sternberg, Canada, 2002) utilise l’enluminure pour nous présenter à l’aide de l’alphabet une réflexion multimédia sur la science, la religion et les arts.

Traces et contrastes (Joseph Lefèvre, Canada, 1995) est une création visuelle autour d'un parcours symbolique conçu comme un plan de métro, alors que Act as a Free Person (Alain Brunet et Christophe Martin, France, 2000) propose une navigation libre à travers une imagerie éclatée.

L’humour allié au commentaire social est au rendez-vous dans plusieurs des œuvres de la Vitrine, telle la performance comique de The Worst of Connanski (Loïc Connanski, France, 1998) qui fondée sur de courtes chroniques vidéo trouve dans le support multimédia un outil qui la renforce. Le rapport au corps et son image est abordé sous forme poétique dans Histoire de la femme aux grosses mains (Véronique Hubert, France, 2001) et dans une perspective féministe à travers les œuvres In my Gash et Cyberflesh Girlmonster (Linda Dement, Australie, 1999, 1995) de même que Voxelations (Steven Mc Carthy, Etats-Unis, 2000).

DE NOUVELLES FORMES NARRATIVES

Que ce soit sur cédérom, dévédérom ou encore sur Internet, les supports numériques et les logiciels qui leur sont associés permettent de dynamiser l’œuvre de fiction et de jeter les bases de son renouveau. L’expérience du lecteur subit à son contact certaines transformations comme si ce dernier avait pu pénétrer physiquement dans l’espace de la fiction pour évoluer au rythme de celle-ci, la découvrir avec surprise dans ses multiples replis, sans pouvoir en appréhender l’entièreté. Pour naviguer dans ces espaces narratifs offrant des perspectives multiples et des niveaux simultanés, l’utilisateur doit mettre en jeu sa subjectivité.

Plusieurs théoriciens préfiguraient cette structure arborescente, en réseau et tissée de liens, intersubjective, hybride, éclatée, Michel Foucault la débusquait dans L’archéologie du savoir (1969) en précisant que les frontières d’un livre ne sont jamais découpées au couteau car celui-ci participe à un réseau : " [le livre] est pris dans un système de renvois à d'autres livres, d'autres textes, d'autres phrases: [il est] nœud dans un réseau ". D’autres, comme Deleuze, rêvaient d’un texte moins linéaire, plus près de la pensée, fait de plateaux simultanés. Barthes se souciait d’intersubjectivité où l’auteur et le lecteur entremêleraient leurs rôles. Sans toutefois prétendre réaliser ces projets théoriques, l’œuvre interactive permet d’explorer concrètement certaines de ces questions.

Theodor H. Nelson qui, dès les années 1960, à la suite de Vannevar Bush, jetait les bases de ce qu’allait être l‘hypertexte, le décrivait lui-même ainsi : " une écriture non-séquentielle, un texte qui s’ouvre et permet des choix au lecteur, et mieux lu sur un écran interactif ". Il va sans dire qu’une telle construction change considérablement le rôle de l’auteur qui devient scénariste, architecte, metteur en scène élaborant des structures qui laisseront une certaine part de liberté au lecteur.

SE PERDRE, SE RETROUVER, LES PLAISIRS DE LA NAVIGATION

Cette organisation en réseau se rapproche davantage dans sa forme à la structure cognitive de l’esprit humain. On y circule par essai-erreur. Ces réseaux ou parcours dans l’œuvre de fiction sur support numérique se présentent parfois cartographiés, indexés selon les règles empruntées au livre avec menus, sous-titres, tables, etc. ou encore avec peu ou pas de mode d’emploi. La navigation à l’aveugle, dans ce deuxième cas, prend un caractère ludique. Elle laisse alors à l’utilisateur le plaisir de découvrir les clés cachées de son organisation. " L’art de tous les temps peut être une provocation d’expériences volontairement incomplètes, les montages d’expériences interrompues à l’improviste afin d’éveiller, par une attente frustrée, notre tendance naturelle à l’achèvement " (Umberto Eco, 1965). En effet, motivé par le désir de découvrir et dénouer le réseau qui se présente à lui, l’utilisateur progresse dans l’œuvre sans en connaître les limites.

Les allégories spatiales sont particulièrement efficaces pour favoriser cette navigation car elles associent les déplacements dans le récit à des repères géographiques ou physiques reconnaissables (parcourir une ville, un territoire, explorer une maison, se perdre dans un labyrinthe, etc.). En fait, tout type de réseau (familial, géographique, routier, etc.) peut servir à former l’architecture d’une œuvre et à la spatialisation du récit. Les genres littéraires servent également à s’y reconnaître, utilisant des codes établis et mieux connus. Bien souvent, c’est l’œuvre elle-même qui génère son propre réseau interne avec peu ou pas de relation à des modèles existants, développant sa propre structure narrative et sa façon d’avancer dans le texte. Ces structures dans l’œuvre multimédia sont le fruit d’un " réarrangement des relations spatio-temporelles dans une expérience virtuelle intime " (Anna Munster, 2001).

CRÉER POUR LE MULTIMÉDIA

Pour les artistes, créateurs, auteurs, les possibilités interactives permettent de se substituer au public et de prévoir quelles seront les balises de son parcours en fabriquant l’univers visuel, sonore et textuel qui modèleront son expérience. " L’écriture hypertextuelle est plus proche du montage d’un spectacle que de la rédaction classique " (Pierre Lévy).

Il ne s’agit plus de ne se soucier que du développement linéaire du texte mais de sa mise en scène, le plateau étant ici remplacé par l’écran et l’espace virtuel qui s’y déploie, en prenant soin de livrer un spectacle multisensoriel où s’articuleront une grande variété d’éléments dans un déroulement favorisant l’immersion du public dans le spectacle ou dans ce cas-ci dans l’œuvre multimédia. Celle-ci en effet, tend à prendre une dimension spectaculaire en utilisant plusieurs des effets techniques à sa disposition (mouvements rapides, ponctuations sonores, morphing et effets optiques liés à l’animation, objets qu’on déplace par le mouvement de la souris, etc.)

Ce style si particulier à l’œuvre numérique interactive favorise par ailleurs la distanciation du public face au naturalisme de l’image en temps réel ainsi que la participation active de celui-ci dans l’interprétation du récit; recollant les fragments épars, établissant des ponts entre les sections et éléments et déchiffrant un texte souvent concis et laconique, poétique.

Élène Tremblay

Artiste et commissaire d'expositions en photographie actuelle, en art web et en vidéo, Élène Tremblay enseigne la photographie dans plusieurs universités québécoises. Elle a dirigé la galerie Vox, à Montréal, de 1998 à 2002.


BIBLIOGRAPHIE
:

- Timothy Murray, Curatorial preface, «ContactZones : The art of CD-Rom», 1999, http://contactzones.cit.cornell.edu/why.html

- Steven Tomasula, «An Image and narrative Roundup», AltX, http://www.altx.com/ebr/reviews/rev7/r7tom.htm#Beyond

- Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil (Collection Points) Paris, 1965, p. 99

- Pierre Lévy, «Sur les chemins du virtuel », http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/virtuel/virt0.htm

- Pierre Lévy, cité par Franck Bauchard, «Le théâtre entre textualité et nouvelles technologies», Ec/arts, 2002

- François Rastier, «Écritures démiurges», Ec/arts, 2002, p. 80

- Anna Munster, «Digitality, approximate aesthetics», 2001, Ctheory.net, http://www.ctheory.net/text_file.asp?pick=290

- Samuel Archibald, «Sur la piste d’une lecture courante :spatialité et textualité dans les hypertextes de fiction», Hypertextes, espaces virtuels de lecture et d’écriture, Ed. Nota bene, 2002, p. 115

- Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p. 34