Villeneuve revisité
Texte de Sylvette Babin

Les liens communautaires qui se tissent dans une ville correspondent souvent aux limites géographiques d’un quartier, la proximité faisant de nos activités routinières un facteur propice à l’échange. C’est donc à l’intérieur de ce périmètre que le collectif Fovea, souhaitant sortir des lieux traditionnels de diffusion, décide d’aborder l’idée de cohabitation de l’art avec la communauté. Prenant place dans les commerces ou sur certaines rues du quadrilatère Villeneuve, Tour de Villeneuve évite le spectaculaire pour infiltrer discrètement le quotidien des résidents du quartier. D’ailleurs, si Fovea s’est acoquiné avec les commerçants, c’est que ceux-ci sont les points d’ancrage de la dynamique communautaire. Complices du rapprochement entre les individus, l’infrastructure de leurs commerces, plus intime que celle des grandes surfaces, assure la pérennité de la communication.

Dans cette problématique d’art in situ, que l’on pourrait qualifier d’art public intra-muros, les artistes se sont inspirés des spécificités de chaque commerce pour tenter, à travers leur imaginaire respectif, de faire resurgir "l’esprit des lieux". Quelques-unes des œuvres s’intègrent formellement dans l’espace, au point parfois de s’y camoufler, tandis que d’autres puisent leurs liens dans l’histoire du commerce ou de ses propriétaires. Certaines invitent à la contemplation ou au contraire proposent une manipulation ou deviennent même des objets utilitaires. Sans aucun doute, la plupart font appel à la mémoire sous différents aspects. Réminiscence ou anamnèse, mémoire intime ou collective, souvenir et évocation d’un passé plus ou moins proche ou références d’archives sont les avenues utilisées par les artistes de Fovea pour mettre en œuvre leur réflexion sur la photographie in situ.

 

SUSAN COOLEN | LEPIDUS LEPIDOPTERA
C’est à la tombée du jour que prennent vie ces essaims de lépidoptères, lorsque la lumière des lampadaires sur lesquels ils s’agglutinent
traverse leurs ailes diaphanes.
Il faut être attentif pour découvrir cette subtile installation et prendre le temps de s’arrêter pour en apprécier la luminosité. Car le sens même de l’œuvre appelle à la lenteur et à la contemplation, que ce soit par la référence à la longue métamorphose de la chrysalide ou à travers la notion de bien-être que l’on associe au cocon. Lepidus Lepidoptera nous amène surtout à réfléchir à cette quête de lumière du papillon de nuit, une quête qui, somme toute, ne diffère peut-être pas de la nôtre.
 
SUZANNE GRÉGOIRE | L'ÉCLAT DES CHAIRS. ÉTUDE # 2
La peau est le support sur lequel le temps inscrit ses mémoires. Ainsi, chaque ride, cicatrice ou texture dessine l’histoire de celui ou celle qui la porte. La mosaïque translucide de L’éclat des chairs nous offre des parcelles de corps à différentes étapes du processus de vieillissement. Le parallèle entre les échantillons de verre et l’aspect cellophane de la peau exprime la fragilité et la délicatesse du corps. Mais plus encore, on retient l’idée de la transparence comme une métaphore du dévoilement de l’intime.
 
ÉLÈNE TREMBLAY | PORTER SON PASSÉ
Sur un mannequin sont épinglées les histoires morcelées de femmes dont chaque pan de vie ajoute différents motifs à l’étoffe d’un vêtement. Taillées dans leur passé, les pièces recousues du patron reformulent l’identité des sujets, proposant en quelque sorte une re-confection de la mémoire. L’ensemble laisse sous-entendre un album de famille : celui de plusieurs générations de mères et de filles. Porter son passé comme une robe esquisse les contours du corps féminin qui, à travers les époques, réussit à échapper aux modèles idéalisés.
 
LOREN WILLIAMS | PHARMACY
Le pouvoir de soigner est un don précieux et les moyens
utilisés à travers l’Histoire sont riches d’anecdotes oscillant entre la médecine et la sorcellerie. Dans des coffrets disséminés parmi les produits pharmaceutiques, Pharmacy répertorie minutieusement les ingrédients — des plantes et insectes aux diverses propriétés, anciennement utilisés dans les recettes les plus étranges. Le passé et le présent se confondent sur les étagères, incitant notre imagination fertile à recréer une officine où l’on pourrait concocter les potions les plus miraculeuses.
 
DANIELLE HÉBERT | ASSEOIR
À l’image de ce commerce, Danielle Hébert a choisi de don-ner à la photographie une vocation utilitaire. Alliant l’art au confort et au repos, ce banc de métal, arborant une scène de ville au crépuscule, permet aux passants de s’y asseoir quelques instants pour observer le paysage urbain environnant. Asseoir invite à la convivialité. À l’intérieur, on pourra aussi découvrir de "nouveaux produits" étalés parmi les friandises et dont les emballages ont été conçus à partir d’images aux références quotidiennes.
 
EILEEN LEIER | LA SÉRIE DES PAYSAGES I VILLE DE QUÉBEC
Ainsi positionnés dans des alcôves, les arbustes anthropomorphes de ce triptyque adoptent une attitude de recueillement ou de compassion qui évoque presque une scène de piété. L’humanité qui se dégage de chaque forme est d’ailleurs si manifeste qu’il nous est difficile de croire que des végétaux sont bel et bien cachés sous les toiles. Transposé dans la ville, le sujet se distancie complètement du contexte naturel duquel il est issu, soulevant une réfle-xion sur le pouvoir d’évocation d’une œuvre in situ.
 
ALAIN CHAGNON | CHACUN SON CHAPEAU
Les vêtements et les chapeaux que l’on porte sont un peu le reflet de notre personnalité ou de notre appartenance culturelle. Le choix des tissus dont ils seront fabriqués est à la fois influencé par des questions pratiques, esthétiques et sociales. Par analogie avec les centaines de variétés d’étoffes qui s’amoncellent dans ce commerce, Chacun son chapeau souligne la cohabitation des différentes cultures à travers certaines façons de se couvrir la tête.
 
ANDREA SZILASI | SANS TITRE

Les images placardées sur les murs extérieurs de la ville sont souvent publicitaires ou politiques. L’œuvre de Andrea Szilasi y oppose un imaginaire poétique qui appelle à la rêverie. La facture énigmatique révèle une allusion au corps, par la reproduction surdimensionnée du génome humain ou par le contour imprécis d’une colonne vertébrale superposée à l’astre lunaire. Toutefois la proposition est suffisamment abstraite pour laisser au passant le loisir de compléter l’allégorie ou de construire sa propre signification.

 
EVA QUINTAS | COSMOGONIES
Le rituel de la lessive, chargé de cycles et de mouvements circulaires, fait inévitablement référence au temps. Motivé par l’origine des propriétaires de la buanderie, Cosmogonies crée un parallèle entre cet univers cyclique et l’iconographie hindouiste. Par une délicate manipulation de symboles, les adaptant ainsi à un contexte d’art actuel, l’œuvre propose une réorganisation colorée du quotidien blanc et monotone de la buanderie. L’attente se transforme en une méditation sur les rythmes concentriques de la vie.
Autant par sa forme qu’à travers son processus de création, Cosmogonies nous ramène à la notion de partage des identités culturelles au cœur d’une ville.
 
GUY MERCIER | HISTOIRE DE TEMPS ET D'ESPACE EN SUSPENS

S’intégrer à un lieu, c’est aussi adopter son essence, sa logique fonctionnelle. Dans une brocante, l’accumulation et la surcharge vont de soi et chaque élément qui s’y ajoute vient se confondre à la panoplie déjà en place.

Il en va ainsi des sculptures de Histoire de temps et d’espace en suspens dont les formes étranges et ludiques épousent parfaitement les lieux. Fabriquées à partir d’objets usuels, elles intègrent des images qui pourraient appartenir à la mémoire de tous les voyageurs. L’œuvre invite au jeu et amène le passant au plaisir de la découverte.

 
NICHOLAS AMBERG | POSTCARDS
On pourra choisir une carte postale parmi cette série arborant différentes scènes de vie et de voyages, la ramener chez soi, s’en inspi-rer durant quelques jours, puis y noter un commentaire ou les bribes d’une histoire à partager avec autrui. Car c’est autour du processus de correspondance et du partage des idées que gravite Postcards, une intervention mouvante axée sur le désir de communiquer. En recueillant les mots des passants ou des résidents de Villeneuve, l’œuvre rend compte de la présence de l’autre. Elle s’imprègne d’une mémoire collective.
 
STEVE LEROUX | SANS TITRE

Derrière des rangées de bicyclettes immobiles, des paysages ruraux défilent sous nos yeux. Montrant des clichés provenant de la vision périphérique d’un cycliste, l’installation recrée un parcours effectué à toute allure. Dans cet espace surchargé où le mouvement des vélos se voit relégué à l’état de souvenirs ou de promenades ultérieures, la "mobilité" de l’œuvre crée un paradoxe intéressant. Le résultat inspire sans contredit un désir de nature, d’évasion et de liberté.

 
GAIL PASLAWSKI | RESTORATION
Dans ce lieu porteur d’une mémoire universelle, une présence identitaire s’est installée. Aussi, comme on le ferait dans un lieu habité, on peut ouvrir les coffres et les tiroirs pour y chercher les traces de cette présence : divers objets et photographies chargés de souvenirs et d’odeurs. Discrets mais pourtant nombreux, ils sont étiquetés et identifiés suggérant une enquête ou plutôt une quête d’identité perdue. L’œuvre est en fait la "réparation" de l’histoire personnelle de l’artiste, le renouement avec ses origines ukrainiennes. Restoration tente de réhabiliter la mémoire intime.